12/1898 - Lettre de Flore Singer à Albert Ier

12/1898 - Lettre de Flore Singer à Albert Ier

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Transcription

Mention au crayon bleu Déc 1898

55, avenue Kléber

Monseigneur,    

Vous avez eu la bonté de me dire que mes lettres vous étaient agréables ; cette déclaration m’a fait un grand plaisir ; mais voyez mon mauvais caractère ! 

Votre indulgence me paralyse ; je me résous avec peine à vous écrire ; rien ne me paraît la peine d’être dit ; je vais tâcher néanmoins de mettre tout amour propre de côté ; Monsieur Octave Feuillet me trouvait de la candeur : Essayons d’être candide.

J’ai bien pensé à notre dernier entretien et pour la première fois, je me sépare décidemment de de votre Altesse.

Non, tout n’est pas matière dans la Nature ; je ne saurais vous sur ce terrain-là ; il est vrai que c’est votre conduite qui crée les meilleures objections à vos propres théories.

Quand au lieu de poursuivre des plaisirs faciles, vous consacrez votre vie à la science, qu’y a- t-il donc de matériel dans ce choix ? 

Et quand après avoir étudié les phénomènes de la Nature, vous les avez classés et étiquetés et que vous tirez décès phénomènes une idée générale, ce que l’on appelle une loi, qu’y a-t-il de matériel da sue loi, dans une idée générale ?

Peuvent-elles se peser, se toucher ? Les idées abstraites sont absolument en dehors de la matière et de nos sens.

Permettez-moi un autre exemple tiré d’une sphère différente : Peut-être, Monseigneur, avez-vous été troublé au moins une fois dans votre vie par de beaux yeux noirs ou bleus ; peut-être deux fois, peut être plusieurs fois, peut-être trop souvent !....

Et bien, cet œil, qui plonge un homme dans le désespoir ou le ravit jusqu’au Ciel par un seul regard de colère ou d’amour ; sortez-le de son orbite, prenez-le délicatement entre le pouce et l’index et jetez-le sur un plateau, vous n’y verrez plus qu’une sorte de gélatine qui ressemble à une sorte d’huitre.

Voilà la matière ! mais qu’y a-t-il de matériel dans le regard prompt comme l’éclair qui exprime un sentiment ?

Répondez-moi encore à ceci, Monseigneur : Quand une femme placée par les circonstances entre son devoir et une passion et qu’elle triomphe de la passion tout en se déchirant le cœur pour obéir à la loi morale ; la loi morale occupe-t-elle une place dans l’étendue ?

A-t-elle une couleur, une forme, une saveur, peut-on la dissoudre, en faire un gaz ; en un mot, y voyez-vous quelque chose de matériel ?

Que votre Altesse ne me prenne pas pour une spiritualiste dans le sens ordinaire du mot ; je ne crois pas hélas ! à la séparation du corps et de l’âme ; j’ai fait trop souvent l’épreuve de ce mariage indissoluble ; j’en souhaite particulièrement, le divorce, quand je me vois privée du plaisir de recevoir votre Altesse, parce que je ne pourrais ce jour-là, ni parler, ni vous entendre ; mais je crois que les choses comme les êtres vivats, sont pénétrés par ce que j’appelle l’Esprit.

Si votre Altesse me demande ce qu’est l’esprit en lui-même, ce qu’est la matière en soi ; je répondrai, sans trop de honte, que je n’en sais absolument rien et que ce que je sais le mieux, parce que je l’ai approfondi ; c’est ma parfaite ignorance.

Après avoir réfléchi tout le cours de sa vie, on n’est pas plus avancé, en somme, que ceux qui se sont promenés au soleil, sans avoir jamais pensé à rien.

Le pauvre grand Picquart n’est pas encore près de se promener ; les basses vengeances se poursuivent ; j’en souffre pour lui et j’en rougis pour la France.

Figurez-vous, Monseigneur, que j’ai eu le toupet d’envoyer au prisonnier, par l’entremise de Gast, un pâté de foie gras, produit de Strasbourg, sa ville natale et j’ai appris avec plaisir, qu’il y mordait à belles dents.

Une jolie petite blonde, que j’ai rencontrée hier chez un pâtissier, a mordu aussi dans les gâteaux à belles dents, je vous jure ; quand elle s’est présentée pour payer son gouter, voilà ce que j’ai entendu débiter de la voie la plus douce : « un baba, une brioche, un éclair, une madeleine, un sapeur ! un pont-l’évêque et quelques menus sandwichs….. »

Décidément, le temps n’est plus où les femmes se nourrissaient de feuilles de rose en public, et mangeaient des beefsteacks dans leur chambre.

Allons, il est temps que je me sauve ; si vous alliez dire qu’après avoir hésité à vous écrire je m’apprivoise un peu trop ! Mais je me confis une fois de plus à l’indulgente bonté de votre
Altesse.

Mon fils, m’a apporté avec une certaine fierté, l’invitation que vous avez bien voulue lui envoyer, Monseigneur ; je vous demande la permission de partager avec lui, les sentiments de respectueuse reconnaissance, dont je mets l’expression à vos pieds.

Flore

Ce mardi

Auteur SINGER Flore
Destinataire Albert Ier de Monaco
Langue Français
Nature du document Document écrit manuscrit
Date de création 01/12/1898
Lieu(x) lié(s) France
Fiche vérifiée par Comité Albert Ier
Collection Archives et Bibliothèque du Palais princier de Monaco
Référence de la source APM C 715 - 6
Date de mise en ligne 28/04/2023

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