18/01/1898 - Lettre d'Albert Ier à Flore Singer
18/01/1898 - Lettre d'Albert Ier à Flore Singer
Transcription
Monogramme couronné
Chère Madame et amie
Vous me demandez mon sentiment sur l’agitation qui donne aujourd’hui à la France un déclin fébrile. Hélas ! que vous dirai-je dans toute la franchise de mon attachement traditionnel à votre pays ?
Que le doute assiège ma confiance dans le progrès des mœurs moderne quand je vois faillir ainsi l’influence des génies qui ont traversé la comédie humaine ?
Quand je vois les gouvernements plus soucieux d’accroître les armées ou de réussir des élections que de former des citoyens éclairés, faire vivre des rivalités désastreuses entre les nations et des querelles stériles autours des clochers.
Quand je vois s’imposer à la confiance des masses les plus cyniques ambitions.
Quand je vois l’œuvre d’un siècle, né sous l’étoile de la liberté, nourri par la science et par les lettres, s’enrayer dans un phénomène de régression morale.
Mais surtout quand je vois paraître le fanatisme atavique, la passion religieuse avec ses mœurs tortionnaires, qui mène à l’iniquité en faussant la notion de justice, même dans les consciences choisies pour en distribuer le bénéfice à tous les citoyens.
Quand je vois au pays qui enfanta les libertés de la conscience et qui secourant maintes fois des races opprimés, surgir l’antisémitisme avec son cortège d’étroitesses, de sottises, d’injustices, de férocités ; ce venin lâchement répandu au nom de l’Evangile, et qui fait fondre le vernis léger dont se couvrent les faiblesses humaines.
A quoi donc aura servi le travail des savants qui cherche les lois de l’univers, et celui des penseurs qui redresse l’âme des hommes ?
A quoi les sacrifices au bien, les éloges au mérite, les sermons sur la charité chrétienne si la passion fait toujours la loi ?
Vous trouverez peut-être, ma chère amie que je suis peu de chose dans le tourbillon des hommes pour parler si haut ; c’est que la vie pour la science donne l’amour de la vérité ; que le gouvernement des hommes élève le sentiment de la conscience ; que le métier de marin donne toutes les audaces.
C’est que je vois les principes de l’honneur et du devoir baisser à l’horizon de notre temps parmi les fantômes des gloires finies ; et la vulgarité se répandre en une fausse monnaie qui gagne le domaine des cœurs. On maquille sa conscience, le monde s’en contente et derrière ce masque l’orgueil grandit sur l’enchainement des erreurs.
Puisse la France, la nation qui porte dans ses veines un sang chevaleresque auquel l’esprit humain doit son affranchissement, ne point manquer à sa tâche !
Puisse-t-elle ne jamais renier l’œuvre de ses grands hommes ; ne jamais souffrir que des rivaux prennent se place dans l’hégémonie des civilisations, ni leur donner le droit de la condamner !
Puisse-t-elle ne pas s’aliéner, par des retours inhumains aux meurs vaincues, le sentiment des femmes car il est souvent juste et toujours puissant.
Bien sur l’erreur guette les hommes partout, mais ce n’est point une honte d’y tomber : l’honneur est sauf quand on tâche d’en sortir ; et même la confiance des sages reste à qui sait faire pour cela tous les sacrifices nécessaires.
Aussi je trouve la pratique du huit clos incompatible avec la justice absolue qui se doit au plus coupable des hommes ; car les juges subissent des impressions psychiques spéciales dans, cet isolement solennel qui semble préjuger une faute surtout pour les causes terribles où leur conscience peut toucher facilement dans les pièges de l’imagination ou dans les erreurs de la nature humaine, il faut lui donner la sauvegarde du plein jour, qui permet de juger les faits suivant leur mesure véritable.
Les secrets de l’Etat, puisque malheureusement la politique moderne est plus mystérieuse que jamais, doivent être garanties, mais l’honneur d’un homme vaut bien autant de protection. Et si l’homme qui fait à sa patrie le sacrifice de lui-même est un héros, la patrie qui sacrifierait un de ses enfants à quelque point d’orgueil serait une marâtre.
Voilà, chère madame et amie, quelques-unes des réflexions qui attristent bien des cœurs dévoués à votre pays.
Je souhaite de pouvoir causer bientôt avec vous de choses plus consolantes, et je vous envoie toute ma sincère affection.
Albert
Prince de Monaco